La pantoufle Il était une fois une chaussure posée sur une marche de marbre, un peu de travers, un peu oubliée. Elle brillait, mais faiblement, comme un éclat d’étoile tombé dans la poussière. Ce n’était pas du cristal, pas vraiment. C’était une matière étrange, trop dure pour le pied, trop claire pour le monde. Et pourtant, elle avait été portée. Elle n’était pas née. Elle avait été faite. Par une magie précipitée, une magie de minuit, une magie de déguisement. Un accessoire, un détail. On l’avait créée pour qu’elle disparaisse. Mais elle était restée. Elle se souvenait du pied. Léger, hésitant, mais décidé. Du carrosse, des rires, des pas retenus sur les dalles. Elle se souvenait de la danse. Et surtout, elle se souvenait du départ. La course. Le souffle court. Le carrosse redevenu citrouille. La robe redevenue poussière. Et elle, tombée là, entre deux marches, comme une erreur. Les gardes l’avaient trouvée. Le prince l’avait soulevée comme un bijou sacré. Elle n’était qu’un morceau de verre, et soudain elle valait tout un royaume. Pas pour elle-même, bien sûr. Mais pour ce qu’elle promettait. On l’avait portée de village en village, on avait forcé des talons, blessé des pieds, tordu des chevilles. On la posait avec cérémonie, comme un oracle. Elle attendait. Toujours vide. Toujours absente de celle qu’elle avait connue. Et puis, un jour, le pied revint. Le bon. Exact. Doux, timide, mais sûr de lui. L’ajustement fut parfait. L’instant fut grandiose. On cria au miracle. On parla de destin. Mais la pantoufle, elle, ne sentit rien. Elle n’était pas émue. Pas heureuse. Elle était usée, fendue à peine, presque opaque. On l’oublia aussitôt. La robe reprit sa splendeur, le carrosse reparut, les fanfares couvrirent tout. Elle fut reposée dans une boîte, puis rangée, puis oubliée. Elle resta là. Dans l’ombre d’un coffre. Oubliée de tous, même de celle qu’elle avait portée. Mais elle savait. Elle savait que ce n’est jamais le pied qui choisit la chaussure. C’est la chaussure qui reste. Et parfois, pour devenir quelqu’un, il faut d’abord perdre ce qui vous sert à marcher.