Le grand loup noir Il était une fois, entre les arbres gris d’une forêt ancienne, un loup au pelage sombre comme la suie et au pas plus doux que l’ombre. Il ne portait même pas de nom, on parlait de lui en disant simplement le loup. Il n’était ni bête, ni cruel, ni même très fort. Il était seul, et il avait faim. Pas seulement de viande, mais d’attention, de présence. De petites voix. De petits rires. Il avait envie de bouffer des petites meufs. Il se tenait loin des haches et des fusils. Il connaissait les chemins secrets, les ronces à contourner, les odeurs de peur sur la mousse. Il connaissait aussi la routine des cueillettes, le bruit des paniers, le pas léger des enfants envoyés seuls dans les bois par des mères trop confiantes. Mais pour les hommes, un loup affamé était un loup dangereux, et cela suffisait. Un jour, une petite meuf passa. Toute en rouge. Une cape de tissu trop neuf, trop voyant. Une petite chose, vive comme une flamme, inconsciente comme une herbe sous la pluie. Elle chantait, elle trottinait, elle allait voir sa grand-mère, disait-elle. Le loup l’écouta, caché dans les fougères. Et dans son ventre, la vieille faim se remit à tambouriner. Il voulait la manger. Il prit un raccourci. Il fila, invisible et rapide, jusqu’à la maison de la vieille. Il frappa, entra, attendit. Il se déguisa mal. Il mit la coiffe, se glissa sous les couvertures, prit la voix tremblante que les hommes trouvent rassurante. Il se dit : peut-être, juste cette fois, quelqu’un m’écoutera. Après qu’on eut tiré sur la chevillette et fait choir la bobinette, la fillette entra. Elle hésita. Elle s’approcha. Elle demanda pourquoi ses yeux étaient si grands, pourquoi ses oreilles étaient si longues, pourquoi sa bouche était si grande. Le loup souriait, autant qu’il pouvait sourire, espérant qu’elle s’approche davantage. Il ne voulait pas parler, plus maintenant. Il voulait manger. Mais elle recula. Elle cria. Et le loup sut qu’il avait perdu. Il bondit, par instinct, dans un mélange de faim, de panique et de honte. Il n’y eut ni cri de victoire, ni vraie morsure. Il voulait juste que le bruit s’arrête. Et puis, plus rien. Quand il rouvrit les yeux, il faisait nuit. Son ventre lui faisait mal. Il sentait un poids étrange en lui, lourd et froid, comme des pierres. Sa gueule avait un goût de laine humide. Autour de lui, la maison était silencieuse, mais quelque chose avait changé. L’odeur. La lumière. L’ordre des choses. Il sortit en titubant, se traîna jusqu’à un puits qu’il connaissait bien. Il voulut boire, juste un peu, pour calmer le feu dans sa gorge. Il se pencha. Le puits l’avala. Ce fut rapide. Il ne comprit pas vraiment. Le froid de l’eau, le vertige, le silence. Il n’y eut pas de lutte. Juste le monde qui se referma sur lui comme une mâchoire plus grande encore. On raconta plus tard que la grand-mère avait été sauvée, que la petite était rentrée plus sage, que le chasseur avait eu le dernier mot. Mais tout cela, le loup ne le sut jamais. Il n’y eut pas de tombe. Pas de pardon. Seulement cette sensation qu’il avait raté quelque chose d’essentiel. Qu’il avait parlé trop tard, ou mal, ou pas du tout. Que si l’on passe trop de temps à rôder autour des autres sans dire ce qu’on est, un jour on devient ce qu’ils croient voir. Et à force d’être un danger, on finit par tomber tout seul dans le piège.